REPORTAGE
LES GARDIENS DE L'AMAZONIE
© JÉRÉMIE LUSSEAU
Couverte de forêt primaire sur plus de 90% de son territoire, la Guyane française possède des atouts uniques pour en faire un modèle de développement soutenable et respectueux du vivant : écotourisme, réserves naturelles, identification et préservation d‘espèces menacées… C’est l’étendue européenne à la plus forte biodiversité.
Pour autant, le département-région d’Outre-mer voit son équilibre naturel mis à mal par des activités humaines. Parmi elles, on retrouve l’orpaillage illégal et ses effets dévastateurs sur les fleuves et forêts, une urbanisation galopante ainsi que l’exploitation intensive et illégale des ressources marines. Comment concilier alors conservation de la nature et pression humaine grandissante ?
Éthologues, scientifiques, enseignants-chercheurs, arboristes élagueurs, biologistes marins tentent d’apporter une réponse… Une diversité d’acteurs chevronnés travaille quotidiennement à préserver les richesses naturelles de ce vaste territoire amazonien et les populations qu’il abrite. Ces femmes et ces hommes mènent un combat acharné pour lutter efficacement contre les pressions qui pèsent sur ce territoire en danger, fragilisé par des menaces anthropiques.
Conservation de la faune, limitation des interactions avec l’homme, travail pédagogique, inventaires, préservation et amélioration des connaissances sur la flore… Lumière sur ces gardiens de l’ombre qui œuvrent, localement et concrètement, pour calmer les ardeurs d’une civilisation vorace, qui gagne rapidement du terrain sur la canopée.
Margo Traimond est la directrice animalière du zoo-refuge de Guyane. Quand elle se promène dans les 12 hectares exploités, il n’est pas rare qu’elle aperçoive, à travers les trouées lumineuses de la canopée, la four- rure noire de singes atèles qu’elle est parvenue à remettre en liberté : le succès d’un travail de longue haleine. Depuis plusieurs années, elle recueille les victimes directes du braconnage et de la déforestation et met en pratique le « rewilding » ou réensauvagement de primates.
Margo créé des groupes, composés d’orphelins de la même espèce qu’elle nourrit et soigne. Après plusieurs années à les déshabituer de l’homme, elle les relâche ensemble, pour de meilleures chances de survie. Faisant partie des rares éthologues de France, elle a la ferme ambition de casser l’image-prison du zoo et de contribuer par cette méthode à la préservation d’espèces menacées, permettant de sauver de jeunes individus fragilisés par l’activité humaine. Le zoo sert aussi de refuge pour des adultes percutés sur les routes, en proie à la perte de leur habitat : Margo évoque « un réel changement des mentalités, avec de jeunes enfants qui font pression sur leurs parents pour mener tout animal blessé au centre de soins, lui évitant la mort ». Des comportements porteurs d’espoir malgré l’urgence.
Benoît de Thoisy, vétérinaire à l’institut Pasteur, se mobilise depuis plus de 30 ans pour la préservation de la faune guyanaise. Au début des années 1990, il crée l’association Kwata, au moment de l’implantation d’un barrage hydroélectrique qui inondera 365 km2 de forêt primaire pour répondre aux besoins énergétiques de l’époque.
Une vaste opération de sauvetage de la faune piégée sur les îles formées par le barrage aura lieu : « Pendant 2 ans, nous avons vu la forêt mourir. Nous recueillions des singes agonisant de faim en haut des arbres ». Le barrage de Petit Saut constituera la première atteinte environnementale de grande ampleur en Guyane et motivera le scientifique à mieux accompagner le développement industriel tout en renforçant les connaissances autour de la faune amazonienne.
Benoît est devenu un témoin clé de l’histoire forestière guyanaise, jalonnée de conflits. Aujourd’hui, la forêt ennoyée de Petit Saut est devenue un haut lieu d’observation d’animaux, abritant 47% de l’avifaune guyanaise. Cet espace unique est de nouveau soumis aux appétits industriels : cette fois celui de l’exploitation forestière de bois de haute qualité à destination du Canada. Benoît met en garde : « sous couvert de biomasse, ce projet contesté va détruire l’écosystème de Petit Saut dans l’objectif d’exporter du bois qui viendra décorer des résidences canadiennes ».
Marc-Alexandre Tareau et Clarisse Ansoe-Tareau forment un couple passionné de biodiversité végétale. Ils codirigent Mélisse, une association de valorisation des pharmacopées guyanaises. Dans une volonté de transmission des savoirs, leurs balades ethnobotaniques sur des sentiers péri-urbains remportent un franc succès : lui expose la diversité des connaissances créoles autour du végétal, elle apporte un éclairage supplémentaire des usages vis à vis de sa culture businengé, peuple descendant d’esclaves africains.
Marc-Alexandre est ethnobotaniste et enseignant à l’université de Cayenne. Auteur d’une thèse sur les pharmacopées métissées de Guyane, il met à l’honneur la diversité des plantes médicinales endémiques au potentiel thérapeutique immense. « La Guyane est le lieu rêvé pour faire ce travail ethnobotanique : il y a une biodiversité végétale exceptionnelle, avec 7500 espèces de plantes, et une diversité culturelle incroyable. Quand ces deux éléments se croisent, ça donne lieu à quelque chose d’infini! »
Clarisse est interprète et médiatrice en langues businenges. Elle est aussi la co-présidente de Mélisse. Cette association travaille sur la vulgarisation scientifique autour des connaissances ethnobotaniques de Guyane et organise des échanges de plants et semences de plantes médicinales et vivrières, tout en sensibilisant à une diminution de l’usage des pesticides dans les jardins cayennais.
Ensemble, ils militent pour protéger leur écosystème et transmettre les savoirs ancestraux. Chacune de leurs sorties affiche complet : le groupe venu cet après-midi est composé de familles citadines, locaux et touristes venus découvrir la nature environnante et apprendre les usages créoles et businengés des plantes.
Coupe courte, piercing au nez et regard déterminé, Ichy n’a pas la langue dans sa poche. Celle dont le prénom veut dire « cigale » en Wayapi, quitte son village natal de Trois-Sauts à l’âge de 12 ans pour poursuivre sa scolarité en famille d’accueil puis chez les sœurs à Cayenne : une expérience éprouvante pour la jeune femme issue d’un village isolé, dépendante de plusieurs heures de pirogue puis de piste pour rejoindre le littoral.
Ichi Kouyouli mène des missions de sensibilisation à l’environnement pour le Parc Amazonien de Guyane. Elle fera sa première expérience professionnelle au Parc national lors d’un service civique, où elle sensibilisera le peuple Wayapi à l’herpétologie, « afin qu’ils prennent conscience de leurs savoirs et qu’ils gagnent en confiance. »
Désormais, elle travaille principalement à Camopi, village amérindien isolé du Sud-est guyanais. La sensibilisation à l’importance des patrimoines naturels et culturels des territoires fait partie des actions menées par le Parc national. Cette mission est déterminante car sa finalité est de rendre les usagers et les communautés locales acteurs de la préservation de ces patrimoines.
Si des animations grand public sont organisées plusieurs fois dans l’année sous forme d’ateliers participatifs ou de stands, les publics scolaires sont la cible privilégiée des actions pédagogiques conduites par le Parc. Les agents comme Ichi interviennent sous forme d’animations pédagogiques tout au long de l’année scolaire dans les classes participantes. Quand on lui demande ce qu’elle préfère faire, Ichi évoque les échanges qu’elle a avec les amérindiens Wayapi et Teko, notamment sur leurs connaissances de la nature : « ils en savent déjà beaucoup, je n’ai pas grand chose à leur apprendre. »
De passage à Cayenne, elle anime un atelier de « Kusiwa », des peintures corporelles traditionnelles réalisées avec des baies de Genipa, colorant naturel utilisé depuis l’époque pré-colombienne.
Valentine est l’une des rares arboristes élagueuses de France. Installée depuis 2012 en Guyane, elle entretient et soigne les arbres suspendue à une corde. Cette passionnée effectue également des missions sur la cime des forêts tropicales pour aider à la recherche scientifique. Elle collabore notamment avec le Muséum National d’Histoire Naturelle sur des projets d’éco-acoustique, véritables oreilles de la forêt. Cette méthode d’écoute de la nature a pour objectif de tirer des informations sur l’écologie des espèces animales via des enregistrements. Valentine va mettre en place un capteur pour obtenir un suivi sonore au pied de l’arbre ainsi que 40 mètres plus haut à sa cime. Cela permet une évaluation de la quantité de biodiversité par les sons, à travers les années. Les résultats obtenus par Valentine et les chercheurs avec lesquels elle collabore sont sans appel : il y a de moins en moins de variétés d’espèces.
En généraliste, Valentine diagnostique aussi l’état de santé de l’arbre pour éviter d’avoir recours à la coupe : elle étudie son fonctionnement, sa botanique, ses blessures et surtout comment en prendre soin. Une approche qu’elle apprécie particulièrement et « qui permet de réfléchir aux alternatives à l’abattage ».
Jean Philipe Magnone est le directeur du refuge pour animaux « Onca ». Ancien éleveur, il est habite aujourd’hui en Guyane depuis plus de 25 ans et s’est spécialisé dans la à réintroduction des grands félins dans leur milieu naturel.
Au sein de son refuge, on peut croiser pêle-mêle de jeunes singes hurleurs, un ocelot juvénile ou encore, un peu plus loin, un puma.
Il recueille des animaux qui ont été victime du braconnage, des orphelins de la chasse et autres bêtes qui auraient été vouées à une mort certaine dans la nature. Il les soigne avant de les relâcher quand celles-ci atteignent leur maturité sexuelle.
«Mowgli» est passionné par les reptiles. Ce jeune guide, très actif sur les réseaux sociaux, crée des vidéos ou il tente à sa manière de vulgariser des connaissances sur la faune guyanaise. Il filme ses rencontres avec de nombreux animaux et explique aux nombreux jeunes qui le suivent le comportement et les spécificités des différents animaux qu’il rencontre.
Marc-Gilles Appollinaire (gauche) et Kadim Khan (droite) sont tous deux animateurs environnement pour l’association guyanaise d’étude et de protection de la nature, Kwata. A partir du mois de mars, le duo patrouille sur la plage de la Réserve naturelle de l’Amana, dans l’Ouest guyanais, à la recherche de tortues marines. Deux espèces y nidifient régulièrement : les tortues vertes et les tortues luth, les plus grandes au monde. Elles sont classées sur la liste rouge des espèces menacées à des degrés divers.
Un vaste travail de sensibilisation est mené par l’association. Les deux salariés sillonnent la plage de Yalimapo afin d’expliquer au public les consignes d’une observation respectueuse des tortues marines.
Depuis 2015, Kwata accueille le public et les scolaires sur les plages de la Réserve Naturelle de l’Amana tout au long de la saison des pontes. La tortue verte est la plus exploitée au monde pour sa viande, ses œufs, sa carapace, sa peau ou sa graisse.
Les interactions avec l’homme ont pris une ampleur qui vient largement perturber le fragile équilibre qui s’est instauré au cours de l’évolution. Urbanisation du littoral, chiens errants, surexploitation des ressources marines, captures accidentelles dans les engins de pêche, pollution et braconnage des nids sont autant de facteurs qui mettent en péril l’avenir des tortues marines en Guyane.
Enfant du pays Kali’na, Marc-Gilles Appollinaire (à gauche) s’investit auprès de Kwata depuis sept ans. Il s’engage « pour laisser quelque chose aux générations futures ». Son collègue Kadim Kahan constate : « la tortue luth a marqué ma génération, on en voyait plein à l’époque. Aujourd’hui, elles disparaissent peu à peu ».
Lieu unique au monde de reproduction de quatre espèces de tortues marines, zone de présence privilégiée du dauphin de Guyane, espace de rencontre entre différentes sous-populations de lamantins, les eaux côtières de Guyane confirment leur immense intérêt écologique. Cet espace représente une zone de pêche privilégiée pour les flottilles locales, mais aussi pour des navires illégaux tant ses ressources halieutiques sont importantes. Ces derniers continuent de déployer d’immenses filets maillants dérivants, représentant de véritables pièges pour les espèces marines. Pour autant, la Guyane pourrait faire office de figure de proue en matière de pêche durable française. Des collaborations inédites entre scientifiques et pêcheurs s’y produisent en vue de préserver les grands mammifères marins et les tortues luth, considérées comme en danger d’extinction.
Tony Michel Nalovic est ingénieur halieute au Comité des pêches de Guyane et travaille depuis plusieurs années autour des interactions entre les tortues marines et les activités de pêche. Biologiste passionné de la mer, il a fait le pari d’allier écologie et pêche, en développant un dispositif qui permet de réduire les prises accidentelles de tortues marines, notamment les luth, dans les filets des chalutiers guyanais.
Tony va régulièrement a la rencontre d’armateurs, de capitaines de navires et de pêcheurs guyanais afin d’échanger sur l’impact de la pêche sur les espèces marines protégées. Pendant que l’équipage démêle des filets sur le quai de la Crique, le port de Cayenne, il explique au capitaine Brother le fonctionnement de caméras embarquées visant à réduire les captures accidentelles de tortues et de dauphins.